Mémoire Désir

Solenne Jolivet

1990 -

Solenne Jolivet

Vivant et travaillant à Paris depuis 12 ans, Solenne Jolivet, brodeuse, trouve son équilibre entre ses missions auprès de clients Haute Couture, et le développement d’une écriture personnelle au sein de son atelier.

Lors de son expérience en Italie, elle rencontre les bains de teintures, les sols de marbre, développe le goût des visites d’usines où la fonte et l’huile côtoient les matières les plus délicates ; visions qui vont profondément marquer son univers.

Le fil est l’outil, le pixel, le degré 1 de son travail. Il est à la fois un pigment et un trait vivant, qui peut sortir du cadre et devenir une masse, créer des tierces couleurs, s’apparenter à la finesse de la gravure, se diluer et disparaître dans son support.

En mélangeant les fils, elle peut obtenir autant de nuances qu’un peintre développant ses propres couleurs.
S’affranchissant d’une broderie traditionnelle où le fil est surtout fixateur d’éléments, sa singularité est de ne travailler qu’avec ce dernier.

Artisane contemporaine, son rêve est de faire dialoguer son médium avec d’autres métiers d’art, et d’autres matières telles que le bois, le marbre, le métal, afin de participer à la création de lieux et d’objets où l’excellence du travail de la main prime, et ce pour les décennies à venir.

 

Temps forts

Née en 1990, Solenne Jolivet est diplômée de l’ESAA Duperré et de l’Institut Français de la Mode.
Elle débute sa carrière dans les achats et développements matières, intègre la maison Hermès avant d’officialiser sa vocation en l’incarnant : elle sera désormais brodeuse.
Elle participe depuis à des expositions et résidences afin de promouvoir sa vision de la broderie.

Rencontre 

- Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir brodeuse ?

J’ai commencé la broderie à l’âge de 11 ans. Je m’ennuyais alors et ma mère m’a mis entre les mains un morceau de toile à broder, une aiguille et du fil rouge. Je me souviens encore des premières lignes de croix que j’ai faites. Je crois que j’ai découvert la sensation de broder, alors que je pratiquais déjà le dessin. A un certain moment ces deux pratiques ont fusionnées, ayant du mal à choisir entre les deux, bien que pendant les premières années mon travail de broderie était très classique. C’est réellement à mon entrée en Diplôme des Métiers d’Art que j’ai pu expérimenter et développer ma propre approche.

Mon Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués m’a également permis de dépasser la technique, pour développer la technique dite des “Atolls” : une masse de fils enroulée, puis pliée, amidonnée, repassée et encollée. Lors de mon Diplôme des Métiers d’Art, convaincue de souhaiter devenir brodeuse, j’ai fait un stage au sein d’un atelier de broderie pour le Cirque. J’ai détesté ce stage, ce que je devais y faire (c’était plutôt de la restauration) et l’ambiance. J’ai alors choisi de bifurquer pour devenir Acheteuse Matières en passant par l’IFM, en ne mettant jamais tout à fait de côté la broderie. Arrivée chez Hermès, à 26 ans, au poste de mes rêves (Chargée de Développement Tissus), j’ai rapidement compris que la broderie était véritablement ma vocation et que je serais bien plus heureuse à la pratiquer quotidiennement, ce qui est le cas depuis 6 ans désormais. 

- Comment pensez-vous que votre travail a évolué au fil des années ? Comment pensez-vous que cela pourrait évoluer à l'avenir ?

J’ai fait un Diplôme des Métiers d’Art textile et je souhaitais déjà ne travailler qu’avec le fil. Je pense que je cherche au fur et à mesure, une façon de travailler le fil différente, qui fasse écho aux autres techniques textiles telles que le tissage, le feutrage, la broderie. Mon sujet de recherche, c’est l’idée de faire surface textile, en inventant de nouveaux procédés, et d’avoir une approche transversale entre le textile, le dessin, la sculpture et la peinture. Je ne sais pas comment mon travail va évoluer, mais j’ai hâte d’avoir du recul d’ici 5 ans, 10 ans, 20 ans. Je vois déjà le parcours accompli depuis mes premières intuitions, mes premières pièces, et je me dis que je n’avais pas imaginé à l’époque ce que mon travail serait aujourd’hui. Je pense que l’évolution d’un artiste vient de ses convictions profondes, de sa quête identifiée, et aussi d’expérimentations nombreuses qui viennent peu à peu affiner un style, une identité.

Si vous deviez choisir une personne qui vous a inspiré, qui serait-elle et pourquoi ?

Parmis mes artistes préférés il y a Katharina Grosse que j’aimerai beaucoup rencontrer et lui présenter mon travail. C’est une artiste allemande qui s’est illustrée dans l’usage monumental de la couleur, en perturbant l’échelle d’un lieu par l’action de la couleur. Elle crée de nouveaux mondes où les codes sont complètement bousculés. Je trouve cela génial, puissant, provocateur et très impactant visuellement.

- Comment vous est venue l’envie de mettre au cœur de vos œuvres le fil et non pas la technique de la broderie ? 

Je n’ai jamais eu aucun intérêt pour les pierres, strass, sequins et paillettes, cela ne m’intéresse absolument pas ! Ce qui est génial d’ailleurs, puisque quand je travaille chez mes clients c’est ce que j’utilise en majorité en tant que brodeuse, il y a donc pour moi deux univers : celui des clients, et ce que je fais à l’atelier. En revanche je suis fascinée par les fils, la broderie au fil qui existe universellement, les techniques, la diversité des langages et qui existent. L’aiguille à été inventée il y a 15 000 ans, c’est vraiment fascinant, cela a été un outil de transmission et d’écriture très précurseur. C’est un peu comme un outil, qui sert à la fois à assembler un vêtement mais également apposer son écriture. Et chaque personne a la sienne, j’ai pu l’observer avec des élèves n’ayant jamais pratiqué la broderie lors d’un workshop. Dans la broderie de Haute Couture par exemple, le fil est majoritairement fixateur d’éléments. J’ai eu envie de prendre le parti de n’utiliser que le fil pour révéler son potentiel. Etre au plus proche de la matière première. Je crois que mes visites chez les sous-traitants en Italie m’ont également beaucoup influencée.

L’idée avec mes pièces, c’est d’interpeller et surprendre, car de loin on peut imaginer une autre matière que le fil. Le fil est le degré 0 de mon travail, tout comme l’est celui du tisseur ou de la dentellière. Simplement, je montre à voir un système d’assemblage différent. C’est exactement comme en cuisine : un même ingrédient peut donner 1000 résultats différents. Les petits tableaux sont réalisés avec la technique du crochet de lunéville qui sert normalement à fixer des pailletts, et que je détourne afin de ne travailler qu’avec le fil, comme si je dessinais avec un stylo. 

- Comment vos années au sein de la maison Hermès ont-elles influencé votre travail ?

C’est une question très intéressante ! Je ne saurai répondre, mais j’ai retenu de cette époque un modèle d’organisation, de précision et d’efficacité, souvenirs d’une vie en entreprise auxquels je fais appel aussi souvent que possible dans ma propre vie d’entrepreneuse ! Je me sens encore proche d’Hermès sur de nombreux plans : la beauté des matières, le sens du voyage et de la curiosité, l’artisanat rigoureux… Ca a été une très belle expérience et m’a permis de m’affirmer professionnellement. 

Je ne suis pas encore très à l’aise pour identifier mes sources d’inspiration. J’ai des visions de ce que j’ai envie de faire, mais sans forcément avoir fait de recherches préalables ce qui fait que mon travail peut être très varié, avoir une approche de graveuse, tout comme une approche de plasticienne. J’essaye peut-être ainsi de plaire à différents publics mais je pense que c’est aussi important de se faire confiance et de faire ce qui nous semble juste en tant qu’artiste, même si souvent quelques mois ou années après, nous dévaluons ces pièces mêmes qui nous font progresser. 

- Votre travail est très coloré. Comment choisissez-vous la palette de vos œuvres ? 

Pour ma dernière série aux tons orangés rouge, j’avais envie de faire un contre-pied aux couleurs rattachées à l’artisanat d’art et au luxe qui sont souvent dans des tons beiges, crèmes, métal, or, etc. (qui sont des tons que j’adore et que je souhaite travailler dans ma prochaine grande pièce à l’occasion d’une exposition au Meurice en Janvier). A posteriori je trouve ces tons beaucoup trop forts, ils n’incarnent pas vraiment ce vers quoi j’ai envie d’aller. Il fallait peut-être que je les fasse pour m’en rendre compte ! Je n’en ai pas fini avec la couleur, je suis très attirée par des modes d’expression forts. Mais j’ai aussi envie de faire des pièces peut-être moins fortes, qui puissent correspondre à des clients attentifs aux matières et à l’artisanat d’art. C’est une recherche d’équilibre qui en est à ses débuts. En tout cas, j’essaye de tout m’autoriser sur un plan esthétique. Si je veux faire une pièce, et que j’y crois, alors je me fais confiance, c’est qu’elle doit faire partie de mon corpus.