Quand il ouvre sa galerie parisienne au milieu des années 1960, Yvon Lambert inscrit son parcours aux côtés de celui d’artistes de sa génération issus des nouvelles avant-gardes américaines et européennes, particulièrement concernés par les bouleversements sociétaux de l’après-guerre, dont ils deviendront des acteurs de premier plan. Tous sont mus par un profond désir de bouleverser les académismes et de redéfinir les manières de penser, de produire et de partager l’art. L’œuvre se réduit alors à une idée, un concept, une forme minimale, une attitude et invente une relation nouvelle avec les spectateurs.
Mais ces ruptures formelles et intellectuelles, annoncées avec radicalité par la pièce de texte de Lawrence Weiner — Ruptured —, ont en commun de maintenir un lien particulier avec l’histoire du passé tout en dessinant avec espoir et ambition les contours d’un avenir dont elles souhaitent bouleverser la marche.
En même temps qu’il réinvente nos rapports à l’architecture en produisant ses célèbres peintures murales ou ses sculptures géométriques, Sol LeWitt embarque avec lui quantité de références issues du passé : depuis les chronophotographies de Muybridge jusqu’à la musique en contrepoint de Bach en passant par les grands fresquistes florentins de la Renaissance dont on retrouve dans cette salle l’inspiration, et que le jeune artiste Quentin Lefranc rappelle aussi avec son installation en forme de fenêtre ouverte sur le monde. « Le ciel est, par-dessus le toit, si bleu, si calme » (Verlaine) qui envahit cette première salle, jusqu’à donner sa couleur aux deux peintures du dyptique de Robert Barry. Ici, les mots s’emparent du monochrome et s’inscrivent sur la toile tels les éléments figuratifs d’un paysage mental qui invite à la méditation : attendre, écouter, comprendre, oublier…
Quand il s’agit de repenser les manières de produire de l’art dans les années 60, il paraît vain pour certains, après les horreurs de la seconde guerre mondiale, de représenter la figure humaine. Les formes géométriques ou minimales de Sol LeWitt participent de ce mouvement mais, tout en évacuant la figure humaine, inventent un vocabulaire de formes qui donne toute leur place au corps des visiteurs dans l’espace réel de l’exposition.
En face, Douglas Gordon brûle les orifices de stars du théâtre et du cinéma, rappelant ainsi les rapports tumultueux que nous entretenons avec les images et plus particulièrement les représentations de la figure humaine. On pense à la période iconoclaste de l’empire Byzantin, à la destruction des bouddhas de Bamiyan par les talibans ou à ces gestes d’adolescents déchirant le portrait d’une icône de jeunesse devenue embarrassante. Au-dessus de nous, comme venue des enfers, la sentence rouge de Jill Magid — I Can Burn Your Face — est implacable. Elle raconte la vie de celles et ceux qui travaillent dans l’ombre, et dont on pourrait bruler la couverture à tout moment, les plongeant dans une extrême vulnérabilité. Reste alors la dernière image, celle d’un gisant dessiné au charbon par Adel Abdessemed, dont le travail sonde avec une puissance sensible hors du commun la part la plus sombre du monde contemporain. On pense à la formule de Pavese, poète cher à Yvon Lambert :
« Verrà la morte e avrà i tuoi occhi / La mort viendra et elle aura tes yeux ».
Le 17 mars 2020, au moment où commence le confinement lié à la pandémie de Covid 19, le photographe François Halard entame une série de photographies prises dans l’intimité de sa maison arlésienne, laquelle regorge d’œuvres, de signes et de traces d’artistes dont il partage le chemin ou desquels il se revendique dans son propre travail. Chacune de ces 56 photographies journalières raconte la relation particulière que nous entretenons avec les lieux que nous habitons ; comment une personnalité laisse sur eux une empreinte indélébile. De la même manière, la photographie prise par Louise Lawler dans la maison d’Yvon Lambert et sur laquelle on aperçoit une œuvre de Cy Twombly, raconte la manière qu’ont les collectionneurs d’agencer les œuvres dans leur environnement domestique.
En face, Miquel Barceló participe au grand retour de la peinture du début des années 1980 et invente un vocabulaire sensible où foisonnent les références aux grands maîtres du passé (Picasso, Mantegna et tant d’autres), où l’art s’invente avec une liberté inouïe, où la nature morte semble sortir avec fracas des limbes de l’art ancien pour raconter à nouveau nos rapports au monde. À côté de lui Niele Toroni utilise trois tondi comme supports d’un geste qu’il nourrit inlassablement depuis les années 1960 : soit l’application d’empreintes de pinceaux numéros 50 à intervalle régulier de 30 cm. Sur la toile, à même le mur ou sur toute autre surface glanée à même
le quotidien, il nous raconte, empreinte après empreinte, ce en quoi consiste la peinture.
Avant de sortir, l’installation de Christian Boltanski nous dit l’importance de conserver la mémoire du passé, de se souvenir de celles et ceux que les drames de l’histoire ont emportés.
Depuis la fin des années 1960, son travail imprègne le monde de l’art avec une charge émotionnelle et poétique des plus singulières. À travers installations et photographies, l’artiste nous embarque sur les traces de l’histoire et d’un passé fait de traumatismes avec lesquels il faut apprendre à vivre.
Anselm Kiefer entame dans les années 1970 une œuvre qu’il situe au cœur même des plaies ouvertes de l’histoire du XX e siècle. De Velimir Khlebnikov à Paul Celan, de Richard Wagner à Pierre Corneille, d’Emmanuel Kant et Caspar David Friedrich aux Reines de France, Anselm Kiefer fouille l’héritage du passé dans un geste puissant dont la force et l’érudition sont aussi admirables qu’étourdissantes. Il dresse ici le portait d’un jardin d’éden qui se déploie derrière le lourd rideau de plomb qui laisse découvrir une nature luxuriante qu’un inquiétant serpent tente d’envahir.
L’œuvre pourrait servir de décor à la vie des protagonistes des photographies de Nan Goldin, ces dieux et ces déesses d’aujourd’hui, embarqués dans les drames et les passions d’une société atomisée.
Dans les photographies de Nan Goldin les êtres se rencontrent, rient, s’enlacent, s’embrassent, s’étreignent, s’aiment, souffrent, pleurent, meurent, vivent de la manière la plus intense qui soit.
Mais la drogue et le sida se sont invités avec fracas dans le tumulte des années 1980. Alors on y meurt beaucoup. Cet ensemble de portraits, c’est donc aussi autant de traces de la vie d’êtres chers qui disparaissent. S’il constitue un témoignage particulier et sensible de la vie d’un petit groupe d’individus, il nous touche pourtant par son indéniable portée universelle.
Dans deux peintures dont les couleurs se réfèrent à la palette de Géricault ou de Goya, l’artiste américaine Jenny Holzer met en scène la violence du système répressif initié par les États-Unis au moment de la seconde guerre du Golfe. Ici des documents des services secrets trouvés sur internet sont reproduits à la main par des peintres virtuoses et racontent la contrainte qui pèsent sur les corps de celles et ceux, enfermés souvent à tort dans les geôles de Guantanamo.
Artiste et architecte, Arakawa s’intéresse principalement au processus de la pensée humaine et à la recherche de la construction du sens dans les œuvres d’art. À travers cette œuvre l’artiste nous montre combien la manière de faire de l’art se transforme à partir des années 1960. Le spectateur n’est plus ce personnage passif du passé. Il se transforme en une sorte de détective décryptant les indices laissés par l’artistes pour l’inviter à expérimenter toute une batterie de nouveaux usages de l’art.
De la même manière David Askevold, pionnier de l’art vidéo expérimental, développe un travail inspiré par les rituels, les jeux et la science des rêves.
A travers la photographie d’un corps qui se découvre derrière un voile où un portrait se révélant dans l’effacement de la buée posée sur un miroir de salle de bain, Elina Brotherus nous fait éprouver l’interminable quête de son identité propre, complexe, mouvante. La lumière froide et épurée des peintures nordistes révèle toute l’étrangeté de scènes apparemment banales, dans ce qui semble s’écrire sous nos yeux comme un conte onirique où le désir côtoie le trouble face à un monde aussi familier qu’inconnu.
De la même manière, l’artiste vidéaste Salla Tykkä présente une trilogie de courts films à travers lesquels elle déconstruit les usages du cinéma. Les successions de plans, les choix de cadrage, l’association de la musique et des images, nous montrent toute la versatilité des récits et la complexité de personnages dont la personnalité dépend de choix scénaristiques.
A la fin, il faudra bien éteindre la lumière. Ainsi Stefan Brüggeman nous propose-t-il, dans son installation de néon, d’éteindre l’œuvre s’il venait à mourir. Restera cet élégant double fantomatique de Ian Curtis chanteur iconique du groupe Joy Division, mort à l’âge de 24 ans et ici joué avec grâce par l’artiste Slater Bradley.