Asian Spring

Almalgul Menlibayeva

1969 -

Almalgul Menlibayeva

Originaire du Kazakhstan, cette jeune femme vit et travaille entre Berlin et Almaty. Son esthétique, où se mêlent photographies et vidéos, se réclame d’une forme nomade post-soviet, celle du Kazakhstan contemporain, après sa formation initiale à l’école du futurisme de l’avant-garde soviétique. Elle explore dans ce qu’elle appelle «son atavisme archaïque», dans un anthropomorphisme quasi-mystique, l’inconscient collectif de populations des steppes d’Asie Centrale entre la mer caspienne Baïkonour et l’Altaï.

Après les 80 années, marquées par la domination soviétique et les ravages du génocide culturel, elle devient la voix antique, réanimée après un long oubli, le chant éternel des tribus ressuscitant les dieux célestes et les mythes de la Mongolie. Dans cette récente série de photographies, Almagul révèle un terrible constat qui dénonce les conséquences morales et environnementales de l’assèchement de la mer d’Aral. Ces images bouleversantes et à portée quasi-mythologique en constituent un accablant témoignage.

 

En effet, la mer d'Aral, lac d’eau salée entre le Kazakhstan et l’Ouzbékistan qui fut jadis le 4e lac du monde, a été méthodiquement asséchée provoquant une des plus importantes catastrophes environnementales du XXe siècle. Les détournements d’eau des rivières ont alimenté l’intensive culture du coton en Ouzbékistan et les rizières en plein désert du Kazakhstan. Ces ponctions progressives ont d’abord provoqué la salinisation, l’évaporation puis l’assèchement progressif du lac, entraînant la disparition des espèces et la pollution progressive des sols avec les engrais, les pesticides et les insecticides. Cet empoisonnement a fait exploser les taux de cancers, d’anémies et de tuberculoses dans la région, sans compter le taux effroyable de mortalité infantile auquel s’ajoutent les expérimentations et le stockage d’armes biologiques effectués par les Russes, dont on ignore encore les conséquences et les ravages futurs. Almagul utilise les décors désolés de ces rivages désertiques et stériles pour ranimer dieux et déesses d’un passé perdu, derniers espoirs d’un peuple et d’une nature bafoués et profanés.

Dans des images d’une profonde simplicité, elle incarne les ruines désolées d’un empire des steppes déchu, où l’herbe ne repousse plus et rappelle l’abandon de ses populations nomades sacrifiées à l’oppression du communisme, au déracinement de ses valeurs, aux guerres civiles, à l’avidité des hommes et aux catastrophes naturelles. Pour raviver ces terres d’exil, elle s’incarne sous la forme de faunesses mutantes venues de nulle part, créatures hybrides centauresses à quatre jambes, filles des louves ou des renardes rousses, bêtes cornues berçant des agneaux. Des sirènes sèches gardent en vain des épaves échouées sur des rivages empoisonnés, dérisoires Titanic, rongés par la rouille et le sel, privés désormais d’avenir, de pêche et de salut, immobilisés sous un soleil brûlant. Une armée de vierges soldates fictive et immobile attend un ennemi invisible et volatile, qui pourrait se nommer gaz ou radiation, et veille des jeunes morts comme endormis sans linceul, militaires ou pécheurs terrassés. Dans cet univers sans vie, une ironie cependant pointe et une dérision s’affiche, avec des mises en scènes qui évoquent celles des pages de catalogues de tourisme ou l’imagerie kitsch érotico-chic des salons pour vendeurs d’armes.

Mais surtout, Almagul renoue, de manière poétique et sensuelle, avec le chamanisme qui a survécu au communisme et à l’islam. Elle en appelle au dieu suprême de l’Asie Centrale et du panthéon turc, Tengri qui contrôle la sphère céleste, toutes les créations et les renaissances. Elle l’incarne sous les traits d’un innocent jeune homme contemporain qui porte un agneau dans une steppe sans frontières et à l’horizon clair. Pour lui donner voix, elle devient une chamane, de ces passeuses dont l’âme quitte le corps en état d’extase, servent les esprits, protègent du malheur les membres de leur tribu, retrouvent les disparus, devinent les causes des maladies et les guérissent, lisent l’avenir dans les osselets de mouton, lèchent jusqu’au sang des objets de métal pour chasser les mauvais esprits.

Son statut d’artiste l’autorise implicitement à endosser ce rôle de guérisseuse et à prendre les formes nécessaires à ce renouveau. Elle devient le miroir régénérant du monde de ces animaux sacrifiés, l’architecte de temples à reconstruire, ouverts aux vents, entre les mondes musulmans, les grandes réalisations anciennes, les yourtes traditionnelles et les rubans de couleurs qui rappellent dans leurs volutes les anciennes routes de la soie. Elle recrée la cohésion de ces peuples nomades et montre le chemin tissé d’un futur possible.

Elle a passé un contrat plastique et poétique avec l’esprit de la Taïga, des rivières auxquelles elle entend rendre les flots, et du grand ciel bleu afin d’apaiser la colère de la nature, après que l’homme l’ait odieusement profanée. Elle est le lien entre le monde du visible et le monde de l’invisible, du présent, du passé et du futur qui sont en pleine communication.

Véronique Maxé